INTERVIEW | Kasyan Servetsky, le sorcier d’InDesign
August 01, 2023 | Extras | fr | en
Tout à la fois graphiste, illustrateur, expert PAO et scripteur fou, Kasyan Servetsky s'est imposé comme un des « passeurs de ressources » de notre microcosme. La peuplade des InDesigners le connaît bien — mais pas assez à mon goût ! — via cette boîte à outils que mon confrère ukrainien enrichit depuis une vingtaine d'années : solutions d'export, traitement par lots, gestion d'hyperliens, redimensionneur d'images, catalogueur de fontes et autant d'autres remèdes au claquage de phalanges. Voici son laboratoire, voici son histoire…
• Malgré son joyeux bric-à-brac ton site est presque aussi légendaire que la caverne d'Ali Baba, multipliant les utilitaires, liens et friandises scriptiques… Pourtant j'ai le sentiment que tes propres œuvres manquent un peu de visibilité sur le Net ; je me demande si les « grandes surfaces » n'ont pas fini par enterrer les artisans…
Kasyan Servetsky : Il y a des années que j'ai démarré ce site perso, juste pour partager quelques-uns de mes scripts et accessoirement m'acclimater à Dreamweaver. Franchement je ne m'attendais pas à cette popularité. Pour moi les « grandes surfaces » et le savoir-faire de qualité peuvent coexister : à chacun son créneau ! Et puis je n'oublie pas qu'Internet en général, les réseaux sociaux en particulier, sont devenus mes principaux vecteurs d'information et d'interaction. Je n'ai pas le temps de regarder la télé ni d'écouter la radio. De fait, mes nouveaux clients et amis, ceux qui sont plus proches de mes sphères d'intérêt, je les ai trouvés grâce aux forums et aux réseaux.
• Où en es-tu sur le plan professionnel ?
K. S. : Actuellement je travaille pour Metodika Publishers — une petite maison d'édition spécialisée dans les manuels en langues étrangères. Je m'occupe principalement de l'impression numérique et de la préparation des maquettes, notamment la reprise et la correction de vieux fichiers PDF fournis par les éditeurs étrangers. Partant de ce matériau, je prépare l'imposition dans Kodak Preps.
Peu avant le début du conflit, j'avais trouvé le travail de mes rêves, ici, en Ukraine : « Adobe InDesign Server Automation Engineer ». En principe je devais démarrer fin mars de l'année dernière. Le projet est tombé à l'eau pour cause de guerre.
• Sinistre dénouement ! Nous autres, qui observons de loin la catastrophe, ne pouvons pas vraiment en mesurer les effets dans le réel. Comment t'en sors-tu au quotidien ?
K. S. : À vrai dire la situation ici à Kyïv¹ (sic) est bien meilleure qu'elle ne l'était avant le nouvel an. Les pluies régulières de missiles ont cessé. C'était une période où nous pouvions être privés d'eau et d'électricité pendant plusieurs jours. Il y a un an environ, notre entreprise a repris ses activités, j'ai donc un job et un salaire réguliers. Ma femme travaille pour une agence d'information. Notre fille a terminé sa première année d'école et la voici donc en vacances d'été. Nous passons le plus clair de notre temps confinés tous les trois à la maison, ce qui m'empêche de me concentrer sur mon travail. Mais c'est au printemps dernier qu'on a connu les plus grosses difficultés : problèmes d'approvisionnement alimentaire, pas de transports en commun, pas de boulot… Aujourd'hui, je dirais que la situation est presque revenue à la normale.
¹ C’est peut-être à dessein que Kasyan emploie ici la translittération « Kyïv » (issue de l'ukrainien Київ) plutôt que la graphie « Kiev » qui reflète l’appellation russe Киев. Il fait bien sûr référence à la capitale de l’Ukraine.
• Ta notice biographique m'avait fait conclure (à tort) que tu avais travaillé autrefois à l'Institut polytechnique de Kiev. Qu'en est-il ?
K. S. : Non, je n'y ai pas travaillé au sens propre, c'est plus simple que ça : il s'agit du lycée universitaire où j'ai fait mes études, de 1990 à 1995, département imprimerie. Ma spécialité était le graphisme et l'illustration. En ces temps reculés, ici en Ukraine, nous n'avions pas d'ordinateurs et tout se faisait à la main. Même un petit caractère d'imprimerie sur une couverture, tu devais le dessiner à l'ancienne avec un pinceau ultra-fin — juste quelques poils ! Une autre partie de plaisir était d'appliquer un fond uniforme à une couverture. Pour ce faire, il fallait d'abord pulvériser l'encre sur un carton épais puis, à l'aide d'un papier calque, transférer soigneusement les contours des illustrations en arrière-plan, et finalement les peindre au propre sur le support. C'était une opération tellement minutieuse qu'on y passait des siècles. La moindre faute d'inattention ruinait tout le travail.
En ce temps-là, on ne nous enseignait que des procédés sévèrement obsolètes, comme la composition au plomb sur machines Linotype, les systèmes à ruban perforé…
• Ah oui ! Tu étais encore à des années-lumière de la « révolution numérique ». Comment as-tu découvert cette nouvelle dimension ?
K. S. : Lors de ma dernière année universitaire, un petit groupe de nos étudiants a été invité par une maison d'édition qui cherchait de jeunes employés. C'est là que nous avons découvert des logiciels de pointe comme Photoshop, Illustrator et Quark Xpress, installés sur des PC IBM 486 qui étaient alors les fleurons de la modernité. C'est là que j'ai compris, et touché du doigt, ce que je voulais faire dans ma vie !
Quelques mois plus tard, j'ai décroché mon premier emploi aux éditions Osvita, maison spécialisée dans la production de manuels scolaires. Il m'a donc fallu honorer ce poste les jours ouvrables tout en poursuivant ma formation universitaire le soir et le week-end. Mes efforts ont payé : j'ai fini par gagner assez d'argent pour acheter mon premier ordinateur, ce qui m'a permis d'investir enfin cette terra incognita, d'apprendre ce que je voulais savoir et d'assurer en parallèle quelques jobs d'appoint. Arriva la fin du millénaire. J'étais bien conscient que notre maison d'édition était engluée dans des technologies d'arrière-garde : imagine-toi qu'on travaillait encore avec Corel Ventura, installé sur nos vénérables PC 486 ! Mes employeurs (en préretraite) ne voulaient surtout pas apprendre de nouvelles choses, ils détestaient le changement. Moi je savais que j'étais capable d'aller beaucoup loin, alors j'ai rendu mon tablier.
• À la conquête de nouvelles aventures, en somme. Et c'est là qu'InDesign a surgi du néant ?
K. S. : J'ai d'abord gagné ma vie comme indépendant pendant un an. Puis, dès 2002, on me propose un poste de spécialiste prépresse au Business Weekly, l'hebdo économique le plus influent d'Ukraine ! J'ai adoré cette entreprise : presque vingt ans de métier avec eux. Ils m'ont encouragé à apprendre de nouvelles choses. C'est au bout de quelques mois que je leur ai proposé de passer de Quark à InDesign / InCopy. Ils ont accepté ! J'ai alors géré tous les aspects techniques de cette migration. Il y avait deux problèmes majeurs : le premier concernait les polices — nous traînions alors des PostScript Type 1 — et les éternelles questions d'interopérabilité Mac/Windows. Nos graphistes travaillaient sur Mac, les relecteurs et rédacteurs dans des environnements Windows. J'ai donc reconstitué de A à Z toutes les polices pour obtenir des versions OpenType multi-plateformes.
Le deuxième problème concernait les fichiers InCopy exportés depuis InDesign. Nous travaillions avec des dossiers partagés sur le serveur. InDesign se basait sur l'intro des textes pour produire le nommage des fichiers InCopy. Le hic, c'est que nos textes en cyrillique faisaient dérailler ce flux de travail ! Cherchant désespérément une solution, j'ai parcouru les scripts échantillons inclus dans InDesign, des fichiers JavaScript en texte brut bien commentés que je pouvais examiner dans TextEdit ou Notepad. Après quelques expérimentations, et sans aucune connaissance en programmation, j'ai réussi à créer un script qui exportait les fichiers InCopy en utilisant le nom de base assorti d'un numéro généré de façon aléatoire qui fonctionnait parfaitement avec notre flux de travail. C'est là que ma carrière de « scripteur » a véritablement commencé. J'automatisais les processus répétitifs les uns après les autres, si bien que notre département prépresse en arriva peu à peu à boucler le travail en une soirée plutôt qu'en une semaine. C'est après que je me suis mis à développer des scripts « sur demande ».
• Fort de cette double expérience dans le pré-presse et dans l'automatisation, comment perçois-tu l'évolution d'InDesign ces dernières années ?
K. S. : Je dois bien admettre qu'au quotidien, je n'utilise pas les nouvelles fonctionnalités qui ont fleuri avec les dernières versions. Mais mon travail direct dans InDesign ne consiste qu'en de petites incursions pour éditer ou corriger des documents. À mon avis, la principale faiblesse du produit réside dans les bugs introduits avec les nouvelles moutures. C'est quand même navrant que certaines fonctionnalités jusqu'alors parfaitement stables, mettons depuis CS3, refusent soudain d'opérer dans la version actuelle.
• À ce sujet, as-tu fait tes premiers pas en IDJS
(le nouveau format de scripting UXP) ? Quel regard poses-tu sur cette technologie ?
K. S. : J'ai lu le livre Adobe UXP plugins development with React JS de Davide Barranca. J'ai aussi joué un peu avec les scripts UXP fournis avec InDesign, ainsi que ceux du SDK (UXP Developer Tool). Mais je n'ai pas encore trouvé le temps de m'y atteler plus sérieusement. Mon travail quotidien et la mise en forme des scripts existants me suffit bien.
Je ne doute pas que cette technologie ouvre des possibilités, cependant je ne me vois pas porter tous mes scripts vers ce nouveau format. Pas le temps ! Cela dit, j'envisage de créer de nouveaux projets sous forme de scripts/plugins UXP avec la prochaine version d'InDesign.
• Tes pronostics sur l'interaction inévitable entre InDesign et l'intelligence artificielle ?
K. S. : En premier lieu, je n'ai jamais utilisé l'IA pour rédiger des scripts. Un de mes clients, qui se réjouit de cette révolution, m'a montré comment il avait obtenu de ChatGPT un script Illustrator, simple mais fonctionnel, générant un motif original.
Je porte de toute façon un regard positif sur les nouvelles technologies. N'oublions pas qu'il y a seulement quelques années, Google Translate produisait des résultats essentiellement désopilants ! Aujourd'hui on l'utilise quasi machinalement pour extraire des informations dans n'importe quelle langue, sans avoir à consacrer des années à la vocation de polyglotte. Bien sûr, l'IA ne remplacera jamais un programmeur pro et Google Translate ne remplacera jamais un traducteur pro, mais j'imagine volontiers qu'il ne faudra pas longtemps avant que les utilisateurs des produits Adobe bénéficient par ce biais d'une forme d'assistance à l'automatisation.
• Supposons qu'un client potentiel, mettons une maison d'édition ou une agence de graphisme, souhaite faire appel à tes compétences. Disponible ou pas ?
K. S. : Pas vraiment. J'ai un emploi à temps plein désormais ! À l'heure où je te parle, je suis dans mon home office à définir et préparer des mises en page pour de l'impression numérique. Et en parallèle, je retravaille des scripts pour d'anciens clients. Je ne suis donc pas en état de m'attaquer à de nouveaux projets complexes…
…Cela étant, je me lance encore de temps en temps dans des petits programmes simples.
Propos recueillis et traduits de l'anglais par Marc Autret
• Pour aller plus près :
→ Kasyan's Personal Website (EN): kasyan.ho.ua/indesign/scripts.html
→ Profil Adobe Community: community.adobe.com
• Liens mentionnés :
→ Metodika (UKR): metodika.ua
→ Kodak Preps: workflowhelp.kodak.com
→ UXP plugins development with React JS: ps-scripting.com
→ UXP Developer Tool: developer.adobe.com